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Monthly Archives: août 2019

Gaudy-un-monde-sans-rivageQui sont-elles ces trois ombres qui dérivent sur la banquise et dont on devine les silhouettes à moitié effacées sur ces pellicules retrouvées dans les glaces du pôle ? Mangées par la lumière, avec pour seul horizon une blancheur absolue, on y trouve à nouveau ce grand rêve d’élargir le monde qui poussa tant d’hommes et de femmes à partir vers des lieux au risque de n’en jamais revenir.
C’est en 1930, sur l’île Blanche au bout de l’archipel du Svalbard au Spitzberg, que furent retrouvés les corps et les restes du dernier campement de l’expédition Andrée disparue en 1897 alors qu’elle tentait de rejoindre le pôle Nord en ballon. Trois hommes, Salomon August Andrée, Knut Fraenkel, et Nils Strindberg le photographe de l’équipe, qui jusqu’au bout capta ces images spectrales exposées aujourd’hui au Gränna Museum en Suède, derniers témoignages d’une expédition trop peu préparée sans doute, portée par la ferveur patriotique de l’époque.
De ces photographies, l’écriture d’Hélène Gaudy opère comme un révélateur, c’est elle-même qui le dit. Et les images parlent, racontent la longue attente avant l’envol, les soubresauts de la nacelle secouée par les vents, la chute sur la banquise, ensuite la longue errance sur les glaces, durant trois mois, à la recherche d’une terre qui, une fois atteinte ne leur apportera que la solidité du sol, mais rien d’autre, jusqu’à la mort. C’est la lente histoire d’un effacement, traversée de celles d’autres rêveurs d’aventures, marquant que ces rêves n’ont de limites qu’humaines, mais qu’au-delà il en reste des traces, et nous en sommes les témoins. L’écriture a parlé.
Philippe Goffe

Hélène Gaudy : Un monde sans rivage, 315p, 2019, Actes Sud

 

Nancy-Huston-levres-de-pierreVoici un livre étrange, audacieux et troublant, où Nancy Huston fait le récit de ses années de formation en miroir de celles d’un dictateur, le cambodgien Pol Pot. Quel rapport, dira-t-on, entre une jeune femme blanche et bobo, souriante, et un des pires génocidaires du 20e siècle, dont les portraits sont toujours empreints du sourire légendaire des Khmers ? « Lèvres de pierre », constatera-t-elle en voyant, lors d’un séjour au Cambodge, les statues souriantes d’un roi du 12e siècle. Lèvres de pierre, lèvres de pierre, sourire radieux mais absent, bienveillant mais vide : omniprésent, de même, sur les statues du Bouddha et toutes les photos de Pol Pot. C’est alors que Nancy Huston se projettera dans les similitudes de leurs parcours respectifs. Des enfances secouées et solitaires, des adolescences ambiguës, puis la découverte du théâtre, le changement de langue, le séjour à Paris au Quartier latin, l’amour des livres, et la découverte du marxisme. Mais un marxisme dogmatique. Toujours en souriant.
L’un orchestrera le massacre de son peuple, l’autre deviendra une figure du monde littéraire et intellectuel en France. Comment devient-on alors ce que l’on est, qu’est-ce qui façonne « les chemins de la destruction et de la création », quel hasard détermine un destin ?
En exergue de son livre, Nancy Huston cite un texte d’Anne Dufourmantelle qui parle des minéraux : « …ils nous disent ce que nous sommes. C’est dans cette minéralité qu’on se retranche lorsque l’amour vous est retiré ».
Il lui a fallu cette minéralité, ces lèvres de pierre pour survivre, pour se faire. Et la littérature pour se mettre en récit.
Un texte troublant et fort.

Philippe Goffe

Lèvres de pierre, de Nancy Huston, Actes Sud, 2018

tous les hommes DuboisUn nouveau livre de Jean-Paul Dubois, c’est retrouver un compagnon de route, fin observateur de l’époque, sans illusions sur ses semblables et sur le tragique de l’existence, mais avec une légèreté qui lui permet de passer à travers tout et de garder la fidélité de ses lecteurs. Il y a une simple raison à cet attachement. De près ou de loin, qu’il soit jeune ou d’âge mur, on a l’impression que c’est le miroir de l’auteur qui parle. Bien souvent, d’un livre à l’autre, il s’appelle Paul, originaire de Toulouse, cinéphile, fasciné ou en partance pour l’Amérique, ici le Québec. On est donc en terrain connu.
Paul est en prison, à Montréal, depuis le 4 novembre 2008 le jour même de l’élection de Barack Obama. Deux ans ferme pour violences qu’on lui pardonnerait volontiers, avec pour compagnon de cellule un homme et demi qui s’est fait tatouer l’histoire de sa vie sur la peau du dos (Life is a bitch and then you die) et celle de son amour pour les Harley Davidson. Il s’agit bien d’un Hells Angel, gros dur que (Jean)-Paul décrira quand-même avec tendresse, au fil d’un récit où il alterne son quotidien en tôle avec le récit de sa propre vie. Une naissance à Toulouse d’un père pasteur, Johanes, arrivé du Danemark dans les années 60 pour épouser Anna qui tient une salle de cinéma d’art et d’essai. Ce qui nous vaut une belle évocation des films d’une époque glorieuse, bien loin de la déferlante commerciale qui occupe aujourd’hui les affiches. C’est au Québec que se déroulera la suite de l’histoire, Paul y ayant rejoint son père, pour y devenir plus tard, à Montréal, super-intendant d’un condominium. Et surtout pour y vivre un amour lumineux avec Winona, Algonquine par son père, et Nouk leur petit chien.
Tout cela finira mal, on s’en doute. Mais il y a peut-être une clef à trouver dans ce sentiment que l’on a, à lire Jean-Paul Dubois, que le Nord et sa blancheur, celle que l’on trouve aux confins de l’Amérique, ou son isolement comme ici en point final au Jutland, à la pointe nord du Danemark, sont des issues face à un monde finalement pas trop séduisant.
Jean-Paul Dubois est un écrivain doué, qui donne l’impression d’une totale facilité d’écriture, mais sans doute est-ce là le talent. Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon est un de ses livres les plus aboutis.

Editions de l’Olivier, 2019, 245 pages
Philippe Goffe